Votre entreprise bat des records ? C’est grâce au management ! Elle enregistre des pertes ? C’est à cause du management ! Vous aimeriez restructurer, changer de cap, accélérer votre croissance ? Evidemment, cela passe par PLUS de management – toujours plus ! C’est évident, et pourtant… Où sont les preuves ? Depuis quelques années, certains se demandent si nous n’aurions pas fait fausse route.

   


Isaac Getz et Brian Carney, les auteurs de Liberté & Cie.

2009 – l’entreprise libérée au centre du débat

En 2009, un essai réactive le débat sur un éventuel trop-plein de management dans le monde affaires. Il est signé Isaac Getz et Brian Carney, et s’intitule « Liberté & Cie. Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises ». Les auteurs plaident pour l’entreprise libérée, un modèle où les salariés sont libres de choisir leurs objectifs comme leurs méthodes, où les managers s’effacent (sans disparaître) et se contentent de surveiller « les dérives » et de « partager leur vision de l’entreprise ». Bref. Le manager est réduit au rôle d’animateur.

Problème : le livre n’expliquait pas vraiment dans le détail la marche à suivre pour « libérer son entreprise ». Pas de recette, juste des exemples. 
Harley-Davidson, Sun Hydraulics et Sea Smoke Cellar sont devenues l’incarnation des entreprises modernes qui ont tout compris. Gore-Tex aussi, depuis, n’en finit pas d’être cité comme l’avant-garde du monde managerial. Chez eux, les leaders comme le PDG sont élus ; la structure se veut anti-pyramidale et aucun service n’est sensé avoir l’ascendant sur un autre. 

En France, le concept fait florès à partir de 2013. Officiellement, des centaines d’entreprises se libèrent : Airbus, Décathlon, Kiabi, Michelin, la Maif et même, les caisses de Sécurité Sociale… Cette liste a pourtant de quoi laisser perplexe. On y trouve bien des entreprises ayant fait parler d’elles récemment, mais plus à cause des conflits sociaux que des conditions de travail idylliques. Étrange – mais nous y reviendrons.

 

La culture start-up a-t-elle remit de l’horizontalité dans l’organisation de l’entreprise ?

La critique du management est en vogue

D’autres auteurs, à la même période, proposent des modèles voulant mettre à bas les hiérarchies. La culture start-up, le mode projet, ou encore l’holacratie ont le vent en poupe.

Même les tenants du « vieux monde » s’y convertissent, à l’image du BCG (Boston Consulting Group) qui lance, en 2014, l’approche Smart Simplicity. Leur constat ? La complexité des organisations devient folle et sans rapport avec la complexité réelle de leurs missions. En d’autres termes, la dérive bureaucratique des entreprises privées doit être jugulée.

 « Il faut remettre les managers au travail. La première conséquence de la complication, c’est que l’activité des managers a dérivé vers des travaux à faible valeur ajoutée, comme la coordination ou le reporting. »


Yves Morieux, directeur associé senior au BCG, n’y va pas de main morte…

    

Le mouvement Occupy Wall Street en 2011.

Des critiques opportunistes ?

Il est à noter que cette vague de critiques ne vient pas des politiques, ni des universitaires, mais essentiellement… des managers eux-même. Pourquoi se seraient-ils réveillés, un matin, avec l’envie de se remettre en cause ? Les dates peuvent nous renseigner.

Nous l’avons dit, le débat sur le management commence en 2009. Soit le temps fort de la crise économique mondiale, qui avait commencé en 2007 avec l’affaire des subprimes. Ce genre d’événement s’accompagne mécaniquement d’une crise de légitimité pour l’élite économique et, comme cela n’a pas échappé au Guardian ni au Washington Post, d’une résurgence des idées socialistes.

D’où l’idée, pour les managers, de « lâcher du leste » – ou, a minima, de donner cette impression… Ainsi, de nombreux observateurs font remarquer que la hiérarchie n’a jamais vraiment disparu des entreprises libérées ni des entreprises holacratiques ; au contraire, elle s’y fait plus diffuse, moins visible, et plus pernicieuse. Il suffirait de questionner un stagiaire chez Danone (entreprise officiellement holacratique) pour vérifier que son pouvoir n’est pas équivalent à celui du PDG. Ainsi, François Geuze (Maître de Conférence au Master RH de l’université de Lille) dénonce une « bouée de sauvetage pour dirigeant en mal d’inspiration », mais aussi « une séduisante manière de réduire les coûts », tout en craignant une nouvelle forme d’asservissement où règnent l’auto-censure, le contrôle de tout le monde par tout le monde, et la soumission volontaire.

Notons que cette tendance à maquiller les hiérarchies, sans vraiment les faire disparaître ni-même les bouleverser, est aussi vieille que la contestation sociale elle-même. Ainsi, dans « Le nouvel esprit du capitalisme », les sociologues Chiapello et Boltanski montrent que le lexique des livres de management a considérablement évolué depuis l’après-guerre. Dans les années 1960, le terme le plus récurent était « hiérarchie ». Celui-ci, devenu tabou, avait complètement disparu dans les années 1990. Le mot le plus fréquemment utilisé devint alors « projet » – un mot neutre.

 

L’usine LIP en 1973.

Derrière les discours à la mode, des idées très anciennes

Assouplir les hiérarchies, et mieux faire participer tous les salariés dans le fonctionnement de l’entreprise ? C’était déjà cet esprit qui animait le Toyotisme, comme le fameux modèle allemand de co-gestion

Le principe de l’entreprise coopérative est plus ancien encore. Celui-ci fonctionne sur le principe démocratique, un salarié = une voix. Et ça marche. La coopérative de Mondragon par exemple, existe depuis 1956, et fait travailler près de 80 000 personnes. D’autres exemples d’entreprises autogérées ont émaillé l’Histoire avec des succès certains. En France, la manufacture LIP reste un cas d’école.

Efficace, éprouvée, humainement souhaitable… Finalement, l’entreprise démocratique a tout pour devenir un modèle dominant à l’avenir. Mais il y a peu de chance pour les managers ouvrent la voie spontanément. L’entreprise libérée n’est qu’un slogan. Ainsi le magazine Sciences Humaines pose la question qui fâche : « comment mesurer les forces et limites d’une formule qui prétend libérer les salariés, mais ne s’en tient pour cela qu’à une poignée de leaders libérateurs et des consultants qui en font la réclame ? »